De la petite guérite du consulat, l'employée toute menue, en réalité la femme de l'ambassadeur de Mongolie à Tokyo, vous décochait un regard rusé et cruel, peut-être ulcérée qu'un Occidental parlât le japonais aussi bien qu'elle, ou surtout qu'il parvînt à s'immiscer dans son univers hautement secret et délicat de belle sauvageonne - un minuscule royaume personnel, effroyablement intériorisé.
Montesquieu, dans L'Esprit des Lois, explique que les Tatars sont raffinés au plus haut point quant il s'agit des leurs, mais sans pitié ni égards, sauvages au dernier degré, dans leurs rapports avec le monde extérieur.
Où commence la civilisation ? Ou finit de prospérer la barbarie ? Question lancinante de ce périple de 10 000 kilomètres d'un bout à l'autre de l'Eurasie.
Du Japon encore fanatique, collectivement héroïque - alors que le héros grec est seul, accompagné tout au plus d'un ami cher - jusqu'à notre trop douce France, neuf pays traversés, en comptant le petit "Belarus" ("Biélorussie" prête à confusion, à Moscou comme à Tokyo) où le douanier demande d'un ton dubitatif et réjoui, sans trop y croire : "Avez-vous notre visa ?".
Pour vérifier si l'Oural, seul obstacle naturel sur la voie des grandes invasions à cheval, - route de la Sibérie du nord, sans montagnes ni déserts jusqu'à Bruxelles et Paris, par opposition à la voie du sud, de la soie, des caravanes - est, oui ou non, une frontière digne de ce nom entre l'Europe et l'Asie, il n'est pas inutile d'éviter l'avion, du haut duquel tout est gris, abstrait, uniforme, anonyme, noyé dans l'ouate, de ne pas s'épargner les fatigues de huit jours de train, la peine de faire la quête, non entièrement gratuite, de quatre visas.
La Russie vend le sien à un tarif dégressif : à prix d'or en deux jours, meilleur marché en une semaine. Et l'on vous recommande vivement, pour les périls encourus, de contacter votre assureur.
En service depuis 1960, le train chinois, qui, par Oulan-Bator, rejoint le Transsibérien passé le lac Baïkal, vers Irkoutsk, fêtait en l'an 2000 son quarantième anniversaire. Cette diagonale qui met Moscou (grâce à une contribution des travailleurs du Goulag) à cinq jours et demi de Pékin, est un raccourci relatif, rompant la monotonie de la grande transversale sibérienne construite beaucoup plus tôt (achèvement en 1907), à partir de Vladivostok dont le nom signifie "Vainqueur d'Ostok" (de l'Orient).
S'il reste possible, de la province japonaise de Niigata, en un peu plus d'une heure d'avion, de traverser droit en direction du chemin de fer russe la mer intérieur dite "du Japon" ( "Nihonkai", appropriation contestée par les Coréens et les Chinois), il est plus spectaculaire et moins onéreux, compte tenu des prix pratiqués à Tokyo par la compagnie aérienne locale de Vladivostok, de gagner Pékin moyennant deux visas supplémentaires.
Alors, le puzzle à neuf pièces : Japon - Chine - Mongolie - Russie - Belarus - Pologne - Allemagne - Belgique - France se construit ; la gradation des cultures et des langues se déploie ; la mosaïque des moeurs frise le délire - transition lente et implacable du sourire mince et sec, de bois, des masques du Nô, aux sourires ronds, francs, goguenards, ou carrément franchouillards, sinon simiesques, de nos guignols.
Malgré l'exécrable réputation du régime actuel, de toutes les ambassades contactées à Tokyo, c'est celle du petit Bélarus qui réserve l'accueil le plus courtois, le plus européen. A celle de Chine, des querelles d'envergure éclatent entre les fonctionnaires et un Chinois d'outre-mer qui déclare : "Maintenant, je vous connais bien: vous êtes tous les mêmes !"
Pas de cris à celle de Russie, feutrée, tamisée, mais des délais, des erreurs. Comme au dix-neuvième siècle, le visa est ici un important document à deux volets, distinct de votre passeport. Si l'on n'y prend garde, on vous fait rentrer par miracle en train à Moscou, le 12 juin, sans même mentionner votre passage préalable le 7 à Naushki, le poste frontière.
Quant à l'ambassade de Mongolie, elle est la seule qui ne vous demande pas de montrer votre titre de passeport, d'indiquer votre route : il suffit de payer - lourde pénalité pour le transit.
Une frontière, c'est un état de guerre, un acte d'hostilité figé. La passer, c'est l'affronter ; revivre une confrontation ; se ressouvenir de batailles oubliées.
Les traversées s'opèrent le plus souvent de nuit. Les passages les plus durs ont lieu entre onze heures et deux heures du matin, comme s'il fallait brouiller les repères, dissimuler la configuration du terrain, créer un climat de mystère, de harassement. On vous subtilise pendant une heure votre passeport. On vous le réclame traîtreusement une deuxième fois, alors que vous croyez le contrôle terminé. Vous devez lever vous-même le siège mobile sur lequel vous êtes assis, et sous lequel pourrait se cacher un homme, un fugitif ; ou bien l'on vous demande vertement de sortir du compartiment, et l'on s'y précipite torche en main, pour y danser frénétiquement un court ballet, explorer tous les recoins, les espaces vides de votre minuscule cabine de luxe bleue où, à deux en première classe (contre quatre en seconde), vous avez l'immense avantage, dans la cloison, de partager une douche rudimentaire avec vos voisins, avertis de leurs entrées et sorties par une sonnerie bruyante, nasillarde.
Naguère, sur un autre embranchement du Transsibérien, à la frontière entre la Mandchourie et l'URSS, que j'ai franchie en 1978 par le train russe dans un climat de guerre larvée où se voyaient encore les miradors datant des incidents armés du Fleuve Amour, on allait jusqu'à soulever les tapis du couloir, ausculter les dessous et le toit du train à la recherche des fuyards ou des espions, bruits inquiétants qui contribuaient à créer une déconcertante atmosphère ; les douaniers éparpillaient minutieusement le contenu de vos valises, vérifiant le moindre papier, s'emparant de vos cassettes pour les écouter en secret dans leurs bureaux, et, quand ils pouvaient faire la démonstration de leur savoir linguistique, vous tutoyant d'emblée comme un criminel.
L' angoisse, dans ces contrées, vous prend aux frontières. Le voyageur comme tel se sent coupable - espèce rare et privilégiée osant passer d'une cage à l'autre, ayant l'audace et les moyens de s'échapper, de braver les enfermements, de balbutier un mot : "Liberté !".
Echo dérisoire de heurts plus violents, une pierre est lancée, dans l'obscurité, contre une fenêtre du train, à la frontière russo-mongole : elle brise la paroi extérieure d'une double vitre. L'employé chinois en service jusqu'à Moscou prend un air consterné et incrédule. "Ce n'est pas rare !" , explique-t-il. Et il vous conseille de tirer un rideau plastifié spécial sur la fenêtre, pour amortir le choc éventuel des pierres, avant de trouver un sommeil rendu laborieux par les cahots et le fracas d'une voie ferrée trop ancienne.
La Mongolie est une immense mer des herbes presque vide, plus peuplée de moutons et de chevaux que d'hommes, espace mal défini, qu'il faut plus de vingt-quatre heures pour traverser, marche ou bande, confins entre la Chine et la Sibérie, en lutte contre le désert. Sinistrée cette année, la partie sud en est enlaidie par la sécheresse. En ce mois de juin, au seuil du troisième millénaire, le jaune, ou le vert-jaune domine : le désert de Gobi s'étend, monte vers le Nord.
De place en place, des squelettes d'animaux gisent le long de la voie ferroviaire. Et si les troupeaux meurent, leurs gardiens les suivent.
Quand d'ailleurs, à sept heures quarante du matin, vous avez quitté Pékin, ancienne oasis elle-même, où pénétraient il n'y a pas si longtemps les chameaux, où les nappes phréatiques sont au plus bas, où la guerre de l'eau menace, comme dans toute cette Chine du Nord à la terre usée, lisse, à nu, sans couverture végétale, souvent dure comme la pierre, où dans les campagnes on offre éternellement aux visiteurs des cacahouètes et du tabac - c'était pour vous retrouver, à la tombée de la nuit, prisonnier d'un désert complet, un spectacle lunaire de dunes, effrayant et fascinant.
Qui a vu le désert une fois, la lente conquête du vert par le jaune, le jardin rasé, l'herbe tondue comme par un coiffeur divin, impitoyable, avec une rigueur dont les parcs miniature de sable ratissé et de pierres rares et étranges, à Kyoto, donnent un avant-goût, en ce Japon où, curant jusqu'à l'os, seuls les fossoyeurs ont du génie - désirera à coup sûr y retourner encore.
Et les visages d'Extrême-Orient sont lisses et dépouillés, purs comme ce désert, vides d'expression apparente - cerveau lavé, âme nue soit du fantôme, soit du pantin. Marionnette, golem, robot, zombie.
A la naissance, les Japonais portent sur le corps, à les en croire, une tache bleue héréditaire : le "signe mongol". Des soignants américains, l'observant sur les indigènes mongoloïdes du Pérou, s'y seraient grossièrement trompés, y voyant la preuve de sévices sur les enfants.
Bien qu'ils se soient longtemps abstenus de lait, de viande rouge, de fromage, les insulaires nippons revendiquent, à la différence des Chinois, un moment dominés par toutes ces dynasties nomades (Yuan, Qing et d'autres plus éphémères), une affinité avec les Mongols qu'ils ont repoussés jadis grâce au "vent des Dieux" (Kami-kazé). De même avec les Mandchous qu'ils ont soumis et régis en ce siècle, réussissant pour la première fois à s'implanter sur un continent. De même avec les Tibétains.
Ces franges du monde chinois, ces marches du continent central - Tibet, Mongolie, Mandchourie, presqu'île de Corée et îles japonaises - constituent un rempart instable et mouvant, une grande muraille mobile, une Asie dure, mais flexible aussi bien , plus chinoise que nature, noyau et archétype de l'Orient extrême, toute une humanité repliée sournoisement et maladivement sur soi-même, comme le labyrinthe infini des circonvolutions, intestinales ou cérébrales, d'une méditation sempiternellement prolongée sous mille formes, aux frontières entre la mort et le sommeil, la folie et la normalité.
Là se découvre et s'éveille un défi complet à l'Occident barbare, grossier, laid, sans façon et sans gêne, peu poli, vulgaire, ignorant la honte, au nom de lettres de noblesse propres dont les humanités gréco-romaines pourraient pâlir.
Symbole mécanique de cette anomalie, le changement des roues du train entre la Mongolie et la Chine s'effectue nuitamment, dans une atmosphère à la fois onirique et infernale, avec une lenteur étrange, désespérante.
Si vous restez dans le train quand on soulève, à l'aide de leviers hydrauliques, les wagons, vous vous trouvez secoués sans répit, une torture digne des innombrables enfers bouddhistes. Si, d'aventure, vous osez descendre sur le quai, vous voyez glisser fantastiquement le train des roues, les essieux détachés - opération inquiétante qui excite les commentaires, en apparence pleins d'humour, en réalité exaspérés et apeurés, des rares passagers occidentaux du train : un discret couple suisse qui fait depuis quinze mois le tour du monde ; un opticien strasbourgeois ; un diplomate autrichien et son épouse ; un jeune rentier américain qui a fait fortune dans la Silicon Valley et qui voyage seul avec son fils, passionné d'échecs ; et une splendide, plantureuse étudiante grecque qui vient d'obtenir ses diplômes, et qui, plus tard, vous confie tout à trac, sans détour : " Could you explain why I feel so dirty on this train ? ...".
Plus de cent-vingt heures de balancement ininterrompu est une expérience qui a de quoi remuer les entrailles, faire germer de menues tragédies, entretenir de brèves comédies, même s'il est permis de se dégourdir les jambes quinze ou vingt minutes à chacune des haltes programmées dans les grandes villes sibériennes : Irkoutsk, Krasnoyarsk, Malinsk, Novosibirsk, Omsk, Tumen, Sverdlovsk, Perm .... D'autres.
Les passagers font partie intégrante de l'étrangeté du décor, observés et surveillés comme les animaux originaux d'un zoo à gérer le mieux possible par le personnel chinois du train, qui se fait cependant de plus en plus invisible, serviable et stylé, à mesure que l'on s'enfonce dans les insondables territoires sibériens.
Vu de Pékin ou Tokyo, Moscou, c'est presque déjà la patrie, et une solidarité occidentale se crée ; des amitiés naissent, des passions fleurissent et s'éteignent ; de minuscules communautés linguistiques se constituent ; toute une alchimie, des apprentisssages, des expériences se déroulent : comment dit-on "Grec" en chinois ? (on dit "Xi-la") ; des germanophiles évoquent la "Blutgasse", la "ruelle du sang" coulant vers le Danube, du temps de la conquête turque, dans une ville autrichienne liée à l'enfance de Haydn.
Syah-Johan, l'enfant du Texas dont la mère, absente, est d'origine malaise, cherche des partenaires pour jouer aux échecs. Il dit avoir dans les veines du sang chinois, tant indien des Indes qu' indien d'Amérique ; il dit espérer être à 45 % américain, image des mélanges d'un monde futur, du métissage universel, de la grande égalité, de l'immense identité, présage d'une espèce toute nouvelle.
Nous le retrouverons par hasard au Bolshoï, comme si tous les passagers blancs du train s'y étaient donnés rendez-vous, pour écouter religieusement, dans la salle rouge écarlate, une Traviata de Verdi agrémentée d'entrechats de ballet, battement précis plus inspiré que la musique, où l'oeil s'attarde longtemps.
Et, en soi, ce voyage n'est-il pas un opéra, une saga, une Odyssée ? Un drame interminable. Et en trois actes.
Campagne de Chine : monde de la terre ou de la brique.
Sibérie : monde du bois, cabanes sommaires, isbas, datchas.
Europe : naissance quelque part entre la Pologne (où s'observent encore des gares de campagne en bois) et l'Allemagne, de la grande maison individuelle en pierre - ferme ou villa. Mais ce schéma lentement se complique.
Au centre des grandes villes, la Chine tourne maintenant au Las Vegas, à la féerie d'un nouveau Disneyland.
Pourtant, à deux pas des grands hôtels, des immeubles de verre, si l'on sait voir, le coiffeur improvisé, côtoyant le réparateur de bicyclette, travaille toujours sans boutique sur le trottoir. Pour ceux-ci, en trente années, presque rien n'a changé.
Au nord de Pékin, le vieux palais est immobile aussi : ses chaudrons sacrificiels, ses grues de bronze, symbole d'immortalité, restent pétrifiés.
Au sud de Pékin, les rotondes bleues du Temple du ciel (Tian Tan) vous attendent patiemment, semblables à elles-mêmes. Elles sont arrêtées, gelées, immuables, comme ce Temple des abstinences où, dit-on, l'Empereur du ciel se retirait chaque année pour trois jours, fermant les portes et les fenêtres de son corps, s'exerçant à une discipline de grand confucéen taoïste officiel - confucéen le jour, taoïste la nuit - symbolisée par ce caractère chinois des plus simples : "zhi" qui veut dire : "Stop ! arrêtez !".
Grève et vacance. Abstinence de nourriture, abstinence de paroles, abstinence de tout contact. Cessation de pensée, isolement total.
Quand bien même cette fonction religieuse de l'Empereur de Chine (perpétuée de nos jours, sous d'autres formes, connues ou inconnues, par celui du Japon qui, une fois l'an, se fait photographier le dos courbé, les pieds bottés, en train de repiquer des plants de riz dans la boue de la rizière modèle de son palais), serait moins historique que mythique, elle témoigne d'un souci d'administration exemplaire, un sens du devoir politique et moral qui étonnent.
Besoin de vide, de trou, d'un moment chômé de repos où tout s'arrête. Il en est ainsi, vulgairement, de nos "grandes vacances".
Et prendre le Transsibérien, c' est aussi une façon, en soi, de s'arrêter, de s'abstraire du monde, de sauter au-dehors du temps et de l'espace, à la manière d'un navigateur sasn racines, d'un nomade, d'un cosmonaute.
Au-delà du lac Baïkal contourné une journée entière sans apercevoir l'autre rive, mer enfermée dans un continent (analogue russe du "Qing Hai" chinois, dans la province du même nom, la "mer bleue" ou "mer de l'ouest" qui sent le sel, au nord du Tibet ), arrivent en abondance le bois, le champ, l'eau, et avec eux la richesse de la terre, la fécondité, la culture. La civilisation peut-être ...
Puis ensuite la monotonie, la nostalgie douce-amère du bouleau, pour trois jours, vous tient, vous retient.
Pour contrebalancer, les quais des gares se transforment en marché, en cantine. La grand-mère lève le couvercle de la soupière, exhibe le pot au feu qu'elle vous a mitonné ; l'odeur du choux et de la carotte s'élève. Des femmes en rond échangent, comparent, troquent, essaient grotesquement, par-dessus leurs vêtements colorés et flottants, des soutiens-gorge blancs ; une belle solitaire arpente le quai, l'air égaré, une robe neuve à vendre plaquée à son corps comme un drapeau.
L'atmosphère devient surréaliste.
Mais s'il y a sans doute abondance de petits voleurs, comme se plaisent à vous en avertir les employés chinois du train, il n'y a plus, ou il y a moins d'hommes en état d'ébriété, de malfaiteurs empoignés solidement devant tous par la police, spectacles aperçus autrefois. En revanche, il y a toujours ces latrines sans portes de devant sur tel quai ; ou ces nuées d'enfants (en Mongolie en fait) qui demandent qu'on ouvre les fenêtres à telle gare, qui vous regardent au désespoir si on ne le peut pas, ce qui arrive sur tout un côté du train, qui se faufilent alors sous les wagons, et sur lesquels certains déversent, en riant, une pluie de pièces de monnaie, de crayons, de confiseries.
A Moscou, il faut changer de gare, passer de la station de Iaroslav à l'Est à celle de Belarus à l'Ouest, s'offrir soit le luxe d'une nuit blanche dans des salles d'attente bondées d'où les dormeurs sont chassés, vers trois heures du matin, par des machines à nettoyer tonitruantes, soit descendre à l'hôtel Ukraina, qui ressemble en moins haut à l'Empire State Building, et dont les vastes salles de marbre vous transportent dans la Russie des vieux films.
Du reste, au bas de la Place Rouge, l'encens s'échappe d'un réduit où des femmes en transe se pressent, dévidant une prière ininterrompue devant une collection d'icônes.
Qu'est-ce d'ailleurs que le Kremlin, sinon un conglomérat d'églises, dont les perrons se font face dans une enceinte, pas très loin d'un énorme canon dont le calibre et les boulets font paraître presque ridicules ceux de nos Invalides ?
Quant au métro, par quelle aberration de l'information tant de gens ignorent-ils qu'il est bâti comme un palais marmoréen dont les sculptures, les mosaïques , les frontons, les chandeliers titanesques semblent les fantaisies déplacées d'un démagogue mégalomane.
Dans ce décor impérial, un violoniste de dix ans, pauvre enfant prodige, s'exerce humblement ; une jeune fille unijambiste quête ; des matrones au guichet font la loi avec compétence.
Et comme un prince, vous attendez le train assis sur un banc de marbre blanc.
Nous sommes le lundi 12 juin de l'an 2000 - jour de fête nationale : la ville est en liesse. Des gymnastes ou des ballerines au port magnifique vont à leurs rendez-vous, vaquent à leurs affaires dans les cafés chics.
A la fontaine aux chevaux hennissants, située dans les jardins au-dessous du Kremlin, les amoureux se rafraîchissent en courant sous les jets d'eau.
Tout semble idylique, sinon qu'au restaurant de l'Ukraina, où un plat vaut un mois de salaire, le serveur vous retirera en hâte l'assiette pour rapporter habilement les restes aux cuisines.
Nouvelles pièces du puzzle après Moscou, le petit Belarus semble un curieux Etat fantôme dont on cherche en vain la frontière orientale avant d'arriver à Minsk, sa capitale ; tandis qu'à la frontière entre la Pologne et l'Allemagne orientale, a lieu une seconde opération de changement des essieux du train, plus rapide et plus élégante qu'en Mongolie.
Contredisant les odeurs de foin, les chars à banc, les petites gares en bois à l'ancienne, comme dans un jeu de poupées au coeur de la Pologne rurale, des policiers font brusquement leur apparition sur les quais aux haltes des grandes villes, pénètrent sans façon dans les compartiments, inspectent les couloirs ; la nuit, on vous remet un dispositif spécial en fer pour bloquer les serrures des portes de l'intérieur, dans les wagons-lits de première classe.
Mais la frontière entre le Pologne et l'Allemagne est la dernière.
Comme par enchantement, le voyageur glisse ensuite sans encombre vers la Belgique et la France : plus un douanier, plus un contrôle, plus de feuille à remplir en indiquant les devises en sa possession.
L'Europe est enfin là. Peut-être.
Entre-temps, à Berlin, vous aurez visité le palais de la reine Charlotte, en face du Musée d'Egyptologie ; erré dans le jardin zoologique qui se veut le plus grand du monde ; et constaté à quel point les immense chantiers qui se sont ouverts près de la Porte de Brandebourg - pâle analogue de l'Arc de Triomphe - démontrent par la négative tout ce qui reste ici à accomplir pour égaler Paris.
Mais pourquoi ne pas vous arrêter aussi à Bonn où les hôteliers accueillent dans l'enthousiasme un client devenu plus rare ; où l'on prend le petit-déjeuner, à l'Hôtel Continental, dans l'ancienne salle des conférences internationales ; où la maison de Beethoven est toute endimanchée, et ne vaut pas, au vieux Friedhof, la paix ailée qui émane des grands oiseaux et des anges blancs sculptés au-dessus de la tombe de Robert et Clara Schumann , non loin de Schlegel et de Schopenhauer.
Libre à vous alors de rentrer enfin à Paris et d'aller admirer la rondeur, vraiment déboussolante, des tours de cette merveille de l'architecture, inconnue et si mal nommée : le Palais "de la conciergerie", qui, par exception, hait la symétrie - enfin content, comme Ulysse, d'être revenu chez vous, et tout abasourdi de rester un étranger aussi peu désirable dans sa patrie.
Car, rue de la Sorbonne où vous vous êtes rendu, quelques jours plus tard, pour écouter, par exemple, l'un de ces colloques sans fin des Etudes sartriennes, qui eût probablement indigné Sartre, vous aurez le maheur d'effleurer, de heurter légèrement par mégarde, sur l'étroit trottoir, un jeune homme au crâne rasé.
Et il vous déclare : "J'arrive du 93 !!".
Sa voix est tonnante, bien différente de ces Tibétains dont le Père Huc, vers 1850, nous disait déjà qu'ils parlent peu et toujours à voix basse.
Vous restez interloqué à l'issue de votre long voyage.
Le français est devenu pour vous plutôt un dialecte qui ressemble à un chant confus, un gazouillis d'oiseaux, du Debussy vaporeux.
Le 93 ?? - S'agit-il d'un régiment, d'un bataillon disciplinaire, d'une référence au roman de Hugo ?
Et comme, accoutumé au laconisme japonais, vous vous excusez insuffisamment, le jeune homme vous décoche soudain un violent coup de pied à la cuisse, avant de s'enfuir - premier acte d'hostilité directe après tant de frontières traversées, tant de dangers encourus, tant de nations croisées, près de vingt années et demie en Asie.
"Où que j'aille, là est ma maison ; l'étranger est pour moi terre natale", aurait dit cet autre mauvais larron, François Villon.
Avec un sang-froid de judoka, vous n'avez pas répliqué. Le combat a perdu toute raison d'être.
Qui écrira jamais une psychiatrie des nations ?
Ici, le pervers qui parle peu, qui se contrôle trop, qui contracte et retient son corps par politesse et civilité, qui ne s'exprime pas directement, qui vibre et frémit plus qu'il ne pense, qui fonctionne par intuition, émotion biologique silencieuse, double vue, sixième sens et mysticisme, est suspect.
Là, c'est au contraire, l'agité qui dit sans réfléchir tout ce qui lui passe par la tête, qui dilate son corps, revendique la liberté complète et capricieuse de ses gestes, actes et des paroles, que l'on voue à l'asile.
En Occident extrême, la diarrhée du laxisme. En Orient extrême, la constipation, la rétention, le refus, le mépris ou la honte de la liberté individuelle, de la déclaration solitaire et ouverte d'indépendance.
Au milieu est-ce la santé ?
Si toutes les anatomies humaines sont très semblables sur cette planète, à n'en pas douter les systèmes nerveux, les ondes cérébrales fonctionnent différemment.
Ici, la parole est indispensable à l'action, aux présentations. Il faut parler pour se faire comprendre.
Là, la parole est un frein inutile, l'intelligence (ou la ruse) suppose de comprendre en silence.
Ici, on s'embrasse sur la joue. Là, on s'embrasse du regard.
Ici, la rhétorique et la grammaire. Là, le fluide, l'onde, le medium.
Ici la verticale et l'horizontale, le carré et l'aplomb. Là, la diagonale, la rondeur et l'obliquité.
Ici, le ton direct, sans détour. Là, la litote, la pudeur, le tact et la diplomatie.
Ici, la guerre ouverte, la colère rouge. Là, la guerre rentrée, les colères blanches ou vertes.
Et le tracé du Transsibérien est une sorte de carte cérébrale où le voyageur se promène dans toutes l'étendue des champs psychiques, oscillant au gré des lignes de force d'une géographie de l'esprit, explorant toutes les variantes d'humanité et d'inhumanité possibles, de la réserve méditative à la puissance hyper-active, de la violence effrénée et du volontarisme forcené, à l'action subtile et légère, à la résistance passive - victoire de la cérébralité, de l'intériorité, de la spiritualité.
Passer de Tokyo à Paris, c'est voir se dérouler le jeu entier des formes transitoires, d' une intériorité masochiste qui peut s'accommoder du collectivisme, de l'obéissance, du respect des tabous, à une extériorité forcenée qui exige la singularisation.
Quelque chose, lentement, sort d'Est en Ouest, dans les visages comme dans les esprits, passage de la horde au héros solitaire, de l'inexpression sournoise et honteuse d'un simple membre du clan à l'expression à outrance d'un homme dit "libre", et qui exige un contrat social - lever de soleil du politique et du juridique dont la psychologie asiatique, au fond, n'a pas besoin, se passe, se moque, ou se libère, avec les conséquences que l'on sait.
Certes, la horde peut être une Horde d'Or dont les subtilités et le raffinement sont inimaginables, un luxe qui apporte de vives satisfaction à chacun de ses membres, compensant ainsi le sacrifice de chaque minuscule moi particulier au profit du grand Moi collectif, lequel ne peut se définir et se perpétuer que par la guerre contre les hordes voisines, dans un monde qui se resserre.
Paradoxe des paradoxes, l'hyper-culture peut en arriver à être un paravent de la barbarie, un peu comme une carapace externe recouvre le vide, comme la coquille cache l'invertébré. Les mammifères supérieurs ont les os recouverts de chair - squelette interne solide et bien proportionné, parfois lourd.
Le règne des poissons a une flexibilité redoutable. Le flottement de la méduse peut être dit le plus beau et plus subtil. Le protoplasmique est une réalité séduisante mais dangereuse.
Une identité modeste serait-elle préférable à une grande ? Et pourtant toutes les structures aspirent au sans frontière.
Mais qui recherche l'infini est sage de le chercher très près.
La raison aboutit à la déraison, à l'inepte, à l'absurde.
Qui embrasse une réalité l'étouffe et plus on embrasse la vérité, moins on l'étreint.